Tunisie: la révolution en marche - 6

Extraits d’Informations ouvrières n°137 du 24 fevrier 2011


Manifestation devant le siège du gouvernement à Tunis : “Dehors le gouvernement !”

Reportage de Mohamed Ben Larbi

La place de la Kasbah, place où se trouve le siège du Premier ministre, est le lieu d’un vaste rassemblement, depuis deux jours, de jeunes venus des différentes régions du pays. Nous avons recueilli auprès du comité d’organisation de cette mobilisation les informations qui nous permettent de comprendre qu’elle monte des profondeurs du pays et qu’elle vient de ses différentes régions. « Les autorités ont empêché l’arrivée ici de différents convois, afin que n’affluent pas ici des centaines de milliers de manifestants », nous a dit un des responsables du comité d’organisation. Deux mots d’ordre rythment heure après heure la mobilisation de la Kasbah : « Dehors Ghannouchi ! » et « Assemblée constituante ».Des jeunes étudiants, des chômeurs,des travailleurs, hommes et femmes, sont rassemblés et déterminés à imposer leurs revendications.
Nous avons circulé parmi eux et recueilli leurs propos.

- Mme Khadija Neffati, infirmière à l’hôpital Charles-Nicolle, porte une pancarte sur la quelle est inscrit : « La révolution = Constituante = nouvelle Constitution » : La première condition pour que puisse se réunir une Assemblée constituante est le départ de Ghannouchi et la dissolution des deux assemblées. Parce que le Destour actuel est truffé d’articles qui sont en complète opposition avec les intérêts du peuple tunisien. Dans l’immédiat, il faut que des personnalités propres prennent la responsabilité du gouvernement pour assurer la transition.
Autrement, tels qu’on est engagé, il n’y aura pas d’élections démocratiques.
Les hommes de Ben Ali sont toujours présents à l’échelle des wilayas, des sous-préfectures, des municipalités.
Depuis un mois que le gouvernement Ghannouchi est installé, on ne voit rien que des promesses sans lendemain.
Mes filles, diplômées de l’enseignement supérieur, essayent depuis des jours de porter leurs demandes au ministère de l’Education, sans résultat. Leurs dossiers ont été pris par quelqu’un derrière les barreaux d’une fenêtre.

- Najla Arous, étudiante, troisième année architecture : Cette mobilisation devait avoir lieu il y a un mois, à l’installation du gouvernement Ghannouchi.
Les garanties qui ont été exigées par les comités de protection de la révolution ne sont pas prises en compte. Le gouvernement refuse la constitution du conseil national de protection de la révolution. Dès le départ, nous ne faisions pas confiance à une ancienne figure de la dictature, mais, pourtant, beaucoup de gens ont dit, que, compte tenu de la situation, on n’avait pas le choix. Aujourd’hui, nous voyons les manoeuvres qu’il entreprend pour détourner l’attention des Tunisiens de l’exigence incontournable de son départ. Il n’y a aucune preuve de la corruption de Ghannouchi,mais en tant que Premier ministre de Ben Ali, il en est complice. Certes, il ne faut pas oublier qu’il est le père des privatisations dans notre pays.

Et d’après toi, qui soutient ce gouvernement ?

C’est en premier lieu le pouvoir américain, européen et principalement français. Sarkozy a réussi à imposer deux ministres au sein de ce gouvernement et qui s’occupent particulièrement de l’économie.

Cette mobilisation va-t-elle se prolonger d’après toi ?

Oui, parce que ce que nous exigeons est très clairement exprimé : le départ de Ghannouchi, la dissolution de l’Assemblée et des élections démocratiques pour une Assemblée constituante.


Entretien : Sami Souilhi, secrétaire général du syndicat des médecins, pharmaciens et chirurgiens-dentistes de la santé publique : “Le gouvernement dit de transition est en train de faire des choix décisifs pour l’avenir de la Tunisie


Il est annoncé depuis deux jours la constitution d’un Conseil national de sauvegarde de la révolution.
Quelle est ton appréciation sur la constitution de cet organe ?

Il faut d’abord poser la question de savoir comment il a été fait et comment il a été constitué. Est-ce qu’il représente vraiment les aspirations de la révolution ? Si cet organe veut défendre les acquis de la révolution, il faut d’abord que sa constitution émane de la base de la révolution. Le Conseil national n’a pas été élu. Et tous les comités qui ont fait la révolution n’y sont pas représentés, à savoir les comités locaux, les comités régionaux, les comités de chômeurs, de jeunes.

On a parlé, au départ, de la constitution du Conseil national de protection de la révolution sur la base d’un congrès national. Cela n’a pas été le cas. D’ailleurs, il y a dans ce Conseil national des structures comprenant parfois quelques personnes, qui sont présentes à des titres différents et qui signent à des titres différents. Ce sont finalement des pratiques qui ressemblent aux pratiques qu’on a connues avant la révolution.

En plus, demander à en reconnaître la légalité est complètement incohérent et contre-révolutionnaire comme démarche, parce que la seule légalité est celle de la révolution. C’est la légalité de l’action sur le terrain, à l’échelle des localités, des régions, des entreprises, etc.

Au contraire, les membres de ce Conseil national devraient pousser à la création de structures qui représentent le mouvement de la révolution, dans les régions, dans les localités, dans les quartiers, dans les entreprises, afin que ce Conseil soit représentatif et qu’il puisse servir ses revendications. (…)

Maintenant, nous sommes dans la première étape de la révolution et elle ne se fait pas en un jour ou deux. La jeunesse et la classe ouvrière sont en train d’avancer ensemble pour ouvrir de nouvelles perspectives à la révolution et faire en sorte d’ouvrir la voie à l’instauration d’un système politique qui soit à même de servir leurs intérêts.

Tu posais la question des choix politiques et économiques de ce gouvernement.
Justement, on voit depuis quelques semaines défiler à Tunis la plupart des représentants des gouvernements européens et de l’Union européenne, et le Premier ministre vient d’annoncer la tenue, en mars prochain, d’une conférence internationale à Carthage avec les partenaires européens et le FMI. Le Premier ministre a annoncé aussi qu’il poursuivait la même politique économique engagée par Ben Ali, dans le cadre de l’accord d’association avec l’Union européenne. Quelle analyse fais-tu de cette orientation politique ?

C’est exactement la confirmation de ce que je viens de dire, à savoir la continuité du même système. Ce gouvernement, qui se dit gouvernement de transition, est en train de faire des choix économiques, de prendre des décisions qui engagent l’avenir de notre pays. Par exemple, le ministre de la Santé a parlé de la mise à niveau des secteurs publics de la santé, qui est un chantier qui va bien au-delà de la gestion des affaires courantes qui est le seul domaine de compétence d’un gouvernement de transition. D’ailleurs, pas seulement Ghannouchi,mais également Mohamed Nejib Chebbi a dit clairement : « Nous n’allons pas changer de politique. » Ce qui apparaît comme une banalité, mais qui a un contenu très clair, à savoir qu’ils vont continuer dans la même politique libérale.

C’est-à-dire qu’on donne les garanties aux partenaires économiques internationaux quant à la poursuite dans la même voie de la soumission à leurs exigences. Est-ce que c’est l’intérêt de ceux qui ont fait la révolution ?
Non. Ils sont simplement en train d’envelopper la révolution et de trahir ceux qui sont morts pour cette révolution.

Quelle est, justement, la position de l’UGTT par rapport à cette orientation ?

Au sein de l’UGTT, il y a longtemps que la commission administrative ne s’est pas réunie. Tu le sais bien, il y a eu la réunion de deux commissions administratives au lendemain de la révolution.
La première avait une position claire concernant le gouvernement : elle rejetait toute présence de ministres du RCD au sein du gouvernement de transition. La seconde, convoquée et orchestrée sur l’argument de la sécurité publique menacée, a permis que le gouvernement Ghannouchi seconde mouture soit accepté. Or ce gouvernement n’a pu assurer ni la sécurité ni la relance économique. Donc, l’orientation initiale de l’UGTT était la seule qui aurait pu permettre d’assurer la sécurité et sauvegarder les acquis de la révolution, et faire les choix qui s’imposent dans les différents secteurs de l’économie, pour faire refluer le chômage et assurer l’emploi.

Au contraire, ce gouvernement n’a fait qu’accentuer l’insécurité. Par exemple, nous avons réclamé au lendemain de la révolution que les réservistes de l’armée soient appelés pour assurer la sécurité,mais cela n’a été fait que trois semaines plus tard. Pourquoi ? Parce que ce gouvernement avait intérêt à ce que l’insécurité persiste pour que les gens finissent par accepter qu’on continue dans la même orientation et les mêmes choix politiques.

Est-ce que les conditions peuvent permettre aujourd’hui que la position de la commission administrative de l’UGTT soit réexaminée ?

La première condition pour qu’elle puisse être réexaminée est qu’elle se réunisse. C’est ce qu’on demande depuis un certain temps et qui ne se fait pas. L’UGTT est en train d’entrer dans des accords par simple décision du bureau exécutif, alors que le bureau exécutif ne peut prendre des décisions importantes sans consulter la commission administrative, par exemple, la manière de constituer le Conseil national de sauvegarde de la révolution.
C’est-à-dire, en fait, que le bureau exécutif agit de manière à faire accepter le gouvernement et faire de la révolution juste une transition constitutionnelle qui nous ferait passer d’une Constitution non démocratique à une Constitution un peu modifiée. Toute cette orientation est un choix du bureau exécutif que je considère comme étant très grave. Il faut absolument qu’une commission administrative se réunisse pour tirer tout cela au clair.

Tu as soulevé tout à l’heure la question des comités locaux de protection de la révolution. Toi qui reviens d’un déplacement syndical dans le sud du pays, peux-tu nous dire si le mot d’ordre d’un congrès national des comités de protection de la révolution est en discussion au sein des comités ?

C’est exactement ce que je pense. On ne peut pas mettre en place un conseil national de sauvegarde de la révolution qui serait posé avant que ne se réunisse un congrès national des comités locaux et régionaux de protection de la révolution. Cette démarche est antidémocratique et malsaine. Au contraire, si toutes les forces avaient été investies pour aider et renforcer la constitution et la consolidation des comités locaux et régionaux de protection de la révolution, sur la base d’élections, on serait aujourd’hui en mesure de voir se mettre en place un conseil national représentatif (…).

Propos recueillis par M. L.

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