Tunisie: la révolution en marche - 5

Extrait d’informations ouvrieres n°136 du 17 fevrier 2011


INTERVIEW : Sami Tahri, secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire de l’UGTT



“Beaucoup de voix s’élèvent en Tunisie pour que soit réexaminée la position de l’UGTT”


Dans les entreprises et la fonction publique,une vague de grèves se répand dans tout le pays. Les travailleurs dressent leurs revendications et chassent directeurs et patrons proches du régime. Une même mobilisation se développe pour chasser les nouveaux préfets nommés par le gouvernement Ghannouchi.

Quel est le point de vue du responsable syndical que vous êtes sur la situation politique aujourd’hui ?

Après le 14 janvier, date de la fuite du dictateur Ben Ali, l’orientation de toutes les forces syndicales allait dans le sens de la formation d’un gouvernement de transition qui dispose de l’appui de tous et dont la tâche se limite à conduire les affaires courantes du pays. Mais le gouvernement Ghannouchi qui s’est formé n’a pas obtenu l’assentiment de toutes les parties. Il a été formé très rapidement et en deux temps. Le premier temps, il comptait quatorze représentants du RCD, ce qui a provoqué la colère de tous. Dans un deuxième temps, il a compté deux ministres du RCD et des technocrates proches du RCD. Par la même occasion ont été écartés les représentants des organisations politiques et associatives qui auraient pu aider à prendre en charge les dossiers urgents, à gérer la situation transitoire et rompre définitivement avec le passé pour poser les fondations de l’avenir de notre pays.

Mais nous sommes surpris de constater que ce gouvernement est en train de prendre des responsabilités et de gérer des dossiers qui sortent du cadre de ses attributions, à savoir gérer les affaires courantes en attendant que les élections démocratiques aient lieu, que le débat politique ait lieu et que l’Assemblée constituante souveraine détermine les choix pour l’avenir de notre pays. Il a ainsi décidé de remplacer le personnel diplomatique, les préfets, il a aussi entrepris des discussions nombreuses et répétées avec l’ambassadeur des Etats-Unis et les représentants de l’Union européenne, comme il a engagé des discussions avec les ministres des Affaires étrangères, particulièrement européens. Ce qui est en totale contradiction avec les attributions d’un gouvernement provisoire.
Que cherche en fait ce gouvernement de Ghannouchi ? Il cherche à rassurer très rapidement l’Occident sur la continuité de la politique économique, à faire entendre qu’il n’y a pas de rupture entre la politique économique conduite par Ben Ali et celle conduite aujourd’hui par le gouvernement Ghannouchi, que les grandes orientations d’ouverture au marché mondial, d’ouverture aux investissements étrangers, de privatisation du secteur public et des services vont continuer. Orientation qui est évidemment en totale contradiction avec les axes fondamentaux de la révolution. Parce que les revendications portées par la révolution depuis décembre 2010 étaient d’abord des revendications sociales (la création d’emplois, le développement régional, la question de l’échec des investissements qui n’ont pas réussi à redresser l’économie, à créer des emplois et à assurer le développement équilibré des différentes régions, la succession des crises économiques et sociales que nous connaissons depuis des décennies).Dans un second temps, la révolution a posé directement la question de l’horizon politique de notre pays, considérant que toute la politique économique entreprise par le gouvernement est directement en rapport avec ses choix et ses engagements politiques. C’est pourquoi le peuple a visé la chute du régime parce que la révolution n’est pas une révolution pour la liberté seulement, mais elle a une grande portée économique et sociale. Et ses objectifs sont toujours d’actualité. La révolution n’a pas pour seul objectif de rompre avec la dictature et d’instaurer un régime parlementaire garantissant la liberté d’expression et d’organisation—qui sont, certes, des acquis considérables et indispensables—, mais elle vise à réunir une Assemblée constituante souveraine et démocratique en même temps que la dissolution de l’actuel Parlement et du Sénat, et la révision de toutes les lois électorales (peut-être même que ce gouvernement n’en n’a ni la capacité ni la volonté) (…).

Le Premier ministre, Ghannouchi, vient d’annoncer l’organisation d’une conférence internationale en mars prochain réunissant tous les partenaires économiques de la Tunisie, et particulièrement l’Union européenne.
Cette annonce a été faite devant le ministre allemand des Affaires étrangères et répétée auprès de Catherine Ashton, la représentante de l’Union européenne
.

La dernière déclaration de Ghannouchi concernant l’organisation en mars prochain d’une conférence internationale représente une grave atteinte à la souveraineté du peuple tunisien et un large outre passement des prérogatives très restreintes d’un gouvernement provisoire. Nous savons tous que tout gouvernement provisoire n’a pas pour objectif ni pour responsabilité de mettre en place un programme économique et politique, alors que le gouvernement Ghannouchi est en train de prendre des engagements dangereux et d’établir des accords internationaux qu’il n’a aucun droit de prendre.
Nous constatons aujourd’hui que plusieurs pays et plusieurs organismes internationaux sont disposés à « aider » la Tunisie par des prêts et des aides financières.
La question que nous posons est la suivante : est-ce qu’il y a un bilan de la situation économique qui nous pousserait, compte tenu de sa gravité, à recourir aux prêts et aux aides internationales ? Nous répondons que non. Au contraire, nous disons que se précipiter dans la voie dans laquelle s’est engagé le gouvernement Ghannouchi est une forme de tromperie, laissant croire que l’économie de notre pays est au bord du gouffre. Même s’il y a eu un freinage de l’activité économique, la situation commence à reprendre et les exportations également.
Il n’y a pas d’autres raisons à l’accélération des discussions avec l’Union européenne que celle du maintien de la même politique économique qui avait cours sous Ben Ali. C’est-à-dire la liquidation de tout ce qui reste d’entreprises publiques, à savoir les 42 % qui sont encore dans le secteur public, dans cette période transitoire, pour que le capital mondial ait les coudées franches dans notre pays. Mais également pour que le gouvernement qui succédera à ce gouvernement Ghannouchi puisse s’orienter plus avant dans la voie libérale ouverte sur la mondialisation et le capitalisme féroce (…).
Nous disons que le fait que Ghannouchi ait été maintenu à la tête du gouvernement, en même temps que Chelbi et Jouini, tous les deux chargés de l’Economie, n’a pas d’autre objectif : achever et consolider la politique libérale entreprise depuis le milieu des années 1980 et qui s’est approfondie depuis une vingtaine d’années avec Ben Ali. Le gouvernement Ghannouchi- Chelbi-Jouini représente le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Union européenne. Leur présence au sein du gouvernement provisoire n’est qu’une recommandation américaine et européenne. C’est cette bataille-là qu’est en train de mener aujourd’hui le capitalisme dans notre pays : faire en sorte que le gouvernement soit le garant des engagements antérieurs.

D’ailleurs, Ghannouchi a exercé ses talents en tant qu’expert de la Banque mondiale pour les privatisations…

Effectivement, il était l’élève appliqué de la Banque mondiale pour mettre en place la politique de privatisations dans notre pays, peut-être avec plus de créativité et d’engagement. L’une des plus grande tâches de la révolution est d’arrêter le rouleau compresseur des privatisations et de faire en sorte que les démarches entreprises par Ghannouchi dans ce sens soient stoppées (…).

Face à l’orientation dans laquelle s’engage le gouvernement Ghannouchi et qui vise à enchaîner encore plus la Tunisie à l’Union européenne, quelle peut être la position de l’UGTT ?

Il faut savoir que l’UGTT a donné son accord à la formation de ce gouvernement.
Elle ne lui a pas donné un chèque en blanc. Cet accord est soumis à des conditions. Premièrement, c’est un gouvernement provisoire.
Deuxièmement, c’est un gouvernement chargé de gérer les affaires courantes, c’est un gouvernement chargé de préparer la transition de la dictature à la démocratie. Il faut savoir aussi que l’UGTT, durant les deux décennies qui viennent de s’écouler, ne s’est pas opposée frontalement à la politique des privatisations. Elle a brandi l’étendard du non à la privatisation, mais, dans les faits, elle n’a fait que les accompagner en essayant de préserver autant que faire se peut les intérêts des travailleurs qui passaient du secteur public au secteur privé. Il est certain qu’aujourd’hui cette question est à l’ordre du jour dans les débats à l’intérieur de l’UGTT. Il est absolument évident que la révolution impose à l’UGTT qu’elle revoie fondamentalement sa politique économique et qu’elle revienne à son programme fondateur, dans lequel il est énoncé clairement que l’UGTT a un horizon socialiste.
Comme il est impératif que soit posée la question de la renationalisation des entreprises privatisées, comme par exemple les 35 % du secteur de la poste ou les chemins de fer ou certains services de la Steg ou de la Sonede. Tunis Air a été aujourd’hui remembré après avoir été disloqué en plusieurs entreprises.

Mais quelle pourrait être la position de la commission administrative de l’UGTT face aux choix et aux engagements pris par Ghannouchi dans la voie du renforcement des liens avec l’Union européenne, et de convocation en mars d’une conférence internationale ?

Il faut savoir qu’aujourd’hui il y a beaucoup de voix qui s’élèvent pour réexaminer la position de l’UGTT par rapport au gouvernement, dans la mesure où le gouvernement est sorti des frontières qui lui ont été fixées.
Les dernières rencontres entreprises par le gouvernement Ghannouchi (ministres des Affaires étrangères français, allemand, représentant de l’Union européenne) apparaissent pour protocolaires.
Mais elles sont lourdes de conséquences, parce qu’elles veulent sceller de façon durable l’avenir économique de notre pays.

Face à cette situation, il est certain que l’UGTT, comme toutes les forces politiques ainsi que la société civile, doivent prendre leur responsabilité.

Propos recueillis par Mohamed BEN LARBI

Catégories: Archives d'IO, Arguments du POI, International, International (reprise), z*** Reprise de l'ancien site (janvier 2012)

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