Tunisie: la révolution en marche - 3

Extraits d’Informations ouvrières n°134 du 3 fevrier 2011


Le film des événements

- 25 janvier : « Nous resterons là jusqu’à la chute du régime RCD ! », dit l’un des manifestants rassemblés devant la Kasbah, le siège du gouvernement. Ils sont plusieurs centaines, montés de Kasserine et d’autres villes du centre du pays, à s’être rassemblés depuis plusieurs jours. Ils ne cessent d’exiger que le gouvernement de transition qui comprend un certain nombre de ministres du RCD démissionne. Ils ne veulent pas d’un régime RCD : « Ben Ali est parti, ils doivent tous partir ! » L’armée, qui contrôle la place, a entouré d’un cordon les manifestants pour « les protéger », dit-elle. Les manifestations qui ont lieu à Tunis ne peuvent rejoindre ceux qui sont rassemblés sur la place.
Dans le même temps, les attaques contre les locaux de l’UGTT se multiplient.
Des responsables des grandes puissances interviennent activement. Une nouvelle rumeur enfle : « Un nouveau gouvernement va être constitué. » La rumeur est confirmée : un nouveau gouvernement sera annoncé le 26 janvier.
Finalement, il ne sera annoncé que trois jours plus tard.

Entre-temps, M. Feltman, représentant de l’administration américaine, est envoyé en Tunisie. Il y rencontre une série de personnalités. Puis, il fait un voyage éclair à Paris et revient à Tunis.
Le lendemain, le remaniement gouvernemental est annoncé.

- 29 janvier : Tous les ministres RCD cèdent la place à des technocrates… sauf un : le Premier ministre, Ghannouchi, ancien Premier ministre de Ben Ali, ancien directeur de programme de la Banque mondiale. Immédiatement, les capitales occidentales approuvent ce nouveau gouvernement.
Une séance extraordinaire de la direction de l’UGTT décide à la majorité d’accepter ce nouveau gouvernement, une partie de la direction s’y oppose.
De nombreuses fédérations ou unions de wilayas protestent contre cette décision.
Le soir même, l’armée se retire de la Kasbah, laissant les manifestants seuls sur la place.

Vont surgir alors des brigades anti-émeutes de la police accompagnées de milices du RCD, qui vont pourchasser et matraquer les manifestants.
Trois morts et des dizaines de blessés seront comptabilisés.

Au même moment, dans la ville martyre de Kasserine, où vivent 70 000 personnes, 20 000 manifestent à l’appel du comité de défense de la révolution pour exiger le départ du gouvernement.
Dans d’autres villes, des manifestations de protestation exigent le départ de Ghannouchi.

- 31 janvier : Ghannouchi (homonyme du Premier ministre, mais qui n’a aucun lien de parenté avec lui), chef de l’organisation islamiste Ennhada, rentre de vingt ans d’exil à Londres. De tous côtés, sa rentrée est médiatisée.
On veut absolument dresser un camp laïque contre un camp religieux. La question ne serait plus le régime du RCD,mais celle du choix entre Etat islamiste et Etat démocratique et laïque.
Bien évidemment, au passage, on englobe le gouvernement Ghannouchi dans le camp laïque et démocratique !

A Gafsa, les étudiants diplômés de chimie occupent le site d’exploitation de phosphate pour exiger leur embauche.

Dans d’autres villes, les étudiants réclament l’annulation du Capes et la convocation d’un nouvel examen.
Dans plusieurs villes, des précaires embauchés par les municipalités exigent leur titularisation sous statut. Dans toutes les entreprises resurgit la question des salaires.

Le gouvernement, tenu à bout de bras par l’impérialisme, va devoir se confronter à la poursuite du processus révolutionnaire des masses tunisiennes.

A Kasserine, des dizaines d’hommes se sont attaqués à plusieurs bâtiments, pillant, volant. Le responsable de l’UGTT de Kasserine explique qu’ils « étaient encadrés par des gens du RCD».Un policier a confirmé que, dans plusieurs villes, des jeunes étaient « payés 25 dinars (12 euros) pour participer à des pillages et faire peur aux gens » (AFP).

L’après-midi, les agents du personnel de maintenance de l’aéroport de Tunis se sont mis en grève pour les salaires et les conditions de travail.


Entretien : M.Hafaiedh Hafaiedh, secrétaire général du syndicat de l’enseignement fondamental

“L’UGTT ne peut exister qu’en défendant la justice et le progrès”

La commission administrative vient de voter l’acceptation du gouvernement Ghannouchi, avec deux ministres, dont le Premier ministre, des rangs de l’ancien régime. Quelle appréciation portez-vous sur cette nouvelle situation ?

La position qui a été adoptée hier est la position de l’organisation.
Elle a été prise par la commission administrative de l’UGTT, qui est la troisième instance de décision en son sein. C’est-à-dire que le point central de la discussion de la commission administrative a été : est-ce que l’UGTT accepte d’entériner les résultats des pourparlers entre elle et le gouvernement, en ce qui concerne la question de la formation du gouvernement ?

Il faut rappeler que la commission administrative de l’UGTT, réunie le 21 janvier, a adopté une déclaration dans laquelle il est dit clairement et sans l’ombre d’aucun doute qu’elle n’accepte et ne reconnaît aucun gouvernement qui compte dans ses rangs des membres du régime ancien. Mais après ces négociations, l’UGTT a accepté l’idée que soient conservés deux ministres, dont le Premier ministre, de l’ancien régime, c’està- dire des ministres qui étaient dans le gouvernement de Ben Ali. Et cette proposition a été entérinée à une large majorité par la commission administrative de l’UGTT.

Pour ce qui me concerne, en tant que représentant du syndicat de l’enseignement fondamental, ainsi que le syndicat de l’enseignement secondaire, la fédération de la poste, le syndicat des médecins de la santé publique, le syndicat de la jeunesse et de l’enfance, l’union régionale de Sfax, l’union régionale de Bizerte et l’union régionale de Jendouba, nous avons voté contre, et ce en conformité avec la revendication exprimée par la classe ouvrière dans son ensemble, à travers toutes ses mobilisations.
Nous avons dit que nous n’acceptions aucune modification de la ligne adoptée par la commission administrative du 21 janvier. Tous ces syndicats, ainsi que l’union régionale de Sfax, qui est une union qui pèse énormément au sein de l’UGTT, ainsi que l’union régionale de Bizerte, bastion industriel et ouvrier, et l’union régionale de Jendouba, qui est depuis longtemps au diapason du mouvement de la classe ouvrière tunisienne, représentent plus de 50 % des militants de l’UGTT qui refusent de reconnaître ce gouvernement. C’est-à-dire que la majorité des syndiqués sont sur une position claire et conforme à la déclaration de la commission administrative du 21 janvier. Et aujourd’hui, l’UGTT accepte de reconnaître ce gouvernement formé par Ghannouchi.
C’est une contradiction qui doit être examinée très sérieusement.

Il faut savoir que toutes ces forces syndicales—le syndicat de l’enseignement fondamental représente 50 000 syndiqués, celui de l’enseignement secondaire plus de 55 000, la fédération de la poste, qui est puissante également, le syndicat des médecins de la santé publique, le syndicat de la jeunesse et de l’enfance, l’union régionale de Sfax qui compte plus de 50 000 syndiqués, l’union régionale de Bizerte, qui est également très importante numériquement, et l’union régionale de Jendouba— pèseront d’un énorme poids dans la bataille qui continue à tous les échelons de l’UGTT pour obtenir que les représentants de l’ancien régime soient écartés du gouvernement.
Nous savons que l’ensemble de la classe ouvrière refuse de reconnaître le gouvernement Ghannouchi, qu’elle considère comme étant le maintien du régime de Ben Ali et de ses acolytes, de sa bande. Nous disons que le reconnaître, c’est en vérité reconnaître que l’UGTT accepte que la révolution et ses principes, les aspirations et les revendications pour lesquelles elle est survenue dans notre pays soient enveloppées, endiguées.

A travers toutes les initiatives qui sont prises chaque jour aux quatre coins du pays, la mobilisation du peuple est rassemblée sur un mot d’ordre : « Ghannouchi dehors ! RCD dehors ! » Quelle est la voie, d’après toi, qui permettrait à la classe ouvrière, à la jeunesse, à l’ensemble du peuple tunisien, opprimé depuis plus de deux décennies, de faire entendre sa voix ?

En effet, l’UGTT est une organisation qui obéit aux règles de la démocratie. Mais je dis clairement que quand il s’agit de questions de principe, de questions fondamentales et qui concernent directement les objectifs de cette organisation syndicale, il n’est pas possible que la démocratie se réduise au vote dans le cadre de la commission administrative, parce que plus de la moitié des forces de l’UGTT le disent clairement : il est inacceptable qu’un gouvernement compte dans ses rangs ne serait ce qu’un seul membre du régime ancien.
Ce n’est pas une question de démocratie, c’est une question de principe de base qui détermine l’existence de l’UGTT en tant qu’organisation indépendante de la classe ouvrière de notre pays. La situation aujourd’hui est la suivante : nous sommes une majorité au sein de l’UGTT à exiger cela, mais nous sommes l’opposition. Notre exigence est celle de la majorité des syndiqués,mais nous sommes l’opposition.

Il est clair que vous exprimez la revendication primordiale aujourd’hui du peuple tunisien. De quelle manière votre voix, la voix de l’ensemble des forces syndicales qui militent pour la rupture avec l’ordre ancien et le départ des deux ministres RCD, peut elle se faire l’écho, au sein de l’UGTT, de cette revendication ?

Oui, certainement, nous représentons la majorité au sein de l’UGTT, car il faut savoir qu’au sein de la commission administrative, la voix de notre syndicat, qui compte 50 000 syndiqués, ou celle du syndicat de l’enseignement secondaire, qui en compte plus de 55 000, équivalent à celle d’un syndicat qui ne compte que 700 ou 800 syndiqués.

Maintenant la parole est à la mobilisation, aux manifestations, à la rue, aux grèves. Les instituteurs ont fait deux jours de grève le 24 et le 25 janvier ; grève que nous suspendons pour le moment. Le gouvernement et les médias à ses ordres mènent une campagne acharnée pour tenter d’opposer les parents d’élèves aux instituteurs.
Nous avons décidé momentanément d’arrêter les grèves et organisons dans toutes les écoles des assemblées enseignants-parents d’élèves pour faire comprendre que nous avons les mêmes intérêts. Et nous poursuivrons notre combat jusqu’à la chute de ce gouvernement.
Il faut comprendre que l’instituteur est déterminé à gagner parce qu’il est profondément pour la démocratie, pour le progrès, et qu’il n’est pas sur le terrain des combinaisons concoctées par les uns et les autres à Paris, Londres ou ailleurs. Il faut savoir que les syndicalistes sont les héritiers de Hached et de M’Hammed Ali el- Hammi, c’est-à-dire des démocrates imbus des principes de progrès, de justice, de liberté. L’UGTT a été fondée et ne peut exister qu’en défendant ces principes, comme ce fut le cas dans la bataille pour l’indépendance et, en 1977, à la veille de la grève générale de janvier 1978.

Propos recueillis par M. L.

Catégories: Archives d'IO, Arguments du POI, International, International (reprise), z*** Reprise de l'ancien site (janvier 2012)

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